(1) Le désir se distingue radicalement du besoin en ce que le
besoin est manque d’un objet déterminé au lieu que le désir est désir du monde
Le besoin est
circonscrit : il est manque d’un objet déterminé. Au contraire, aucune
satisfaction du désir n’est possible puisque l’obtention de ce qu’il croit
être son objet l’intensifie au moment où il le satisfait ; on n’est jamais
pleinement satisfait comme le montre le désir sexuel où toute satisfaction
implique une insatisfaction. Le désir ne peut s’éteindre ; il se relance
lui-même, renaît sans cesse de lui-même. C’est ce qui le distingue radicalement
du besoin. Le désir est relancé par cela qui prétend le satisfaire : ce
que le désir désire n’est pas un objet. Si le désir n’est pas satisfait, c’est
ce que vise le désir est d’une nature telle qu’il ne peut par principe le combler ;
ce que désire le désire transcende l’ordre de l’objet ; le désir ne manque
de rien. Ce que désire le désir, c’est le monde. Le désir désire tout ;
aucun objet ne l’arrête. La parole du désir est : « ce n’est pas ça ».
Je crois désirer tel autre ; mais ce n’est pas cela, puisque je suis
relancé sans cesse. Quel est le mode d’être du désiré, en ce qu’il n’est pas le
visé ? Il excède l’objet visé.
(2) Désirer le monde, ce n’est pas désirer un tout cumulatif
mais la totalité comme scène originaire de la présence des étants
Le désirant
peut penser que ce n’était pas le bon objet et passer à un autre objet. Mais ce
que désire le désir n’est pas un tout cumulatif, mais la totalité : le
fonds commun aux objets, l’élément de leur présence qui comme tel ne peut
jamais être présenté lui-même. Le désiré fait toujours défaut et le désir est
exacerbé par sa propre satisfaction. Le propre du tout est qu’il se dérobe
comme tel ; il n’est pas une totalité additive mais la scène originaire
qui rend possible l’apparition des étants ; comme telle elle ne peut être
intuitionnée ni objectivée car elle est la condition de toue apparition. La
condition de la présence ne peut être présentée. La coïncidence avec le tout
serait plénitude, mais elle est par principe impossible. C’est parce que le
désir est désir du tout, c’est-à-dire du monde, qu’il est par principe
insatiable. En ce sens le désir en toute rigueur n’est pas manque, c’est-à-dire
vide circonscrit. Le manque dessine en creux la présence d’un objet. Le désir
ne manque de rien : il est désir de monde et non de quelque chose.
Cf. Mikel
Durenne, Poétique. Pour une philosophie
non théologique. Le besoin est l’épreuve d’un manque ; cette
expérience est fondamentale : la soif, la faim, la fatigue constituent
l’être au monde comme être de besoins, comme être séparé et que la séparation
voue à la mort. Un objet n’est pas disponible et le monde est indifférent à
notre détresse. L’expérience du désir est différente : à la différence du
besoin, le désir ne s’accomplit jamais que partiellement ; ce n’est pas
parce qu’il n’a pas d’objet et appartiendrait à l’ordre du symbolique, mais plutôt
qu’il en a trop, ou plutôt qu’il attend trop de chaque objet parce qu’il est
rapport à l’impossible. Il n’est pas rapport à un objet déterminé, imaginaire
ou réel, sinon par délégation ou symbolisation : il est désir de tout,
d’un autre monde, de la plénitude originaire.
Il y va dans
le désir sexuel et amoureux quelque chose qui n’est pas sexuel ou amoureux.
L’essence du désir sexuel n’est pas sexuelle. Elle est rapport à un monde.
C’est une quête métaphysique, mais ce dont il en va, ce ne sont pas des idées,
mais de la profondeur ontologique du monde comme tel, ce qui sous-tend toute
présence. On est aux antipodes de Platon. C’est le sol de toute existence qui
est visé : le monde comme condition de toute présence sensible. La
condition du sensible n’est pas idéelle (c’est un présupposé platonicien) mais
elle-même sensible : c’est le sol de toute présence sensible, c’est
quelque chose d’archisensible ; c’est le là de tout étant. C’est la
condition, l’élément de toute présence, c’est ce par quoi le senti peut être
senti. C’est un réalisme non de l’idée mais de la présence sensible.
(3) Le désir n’est donc pas une intuition ou une connaissance
mais une avancée pénétrante vers la profondeur qui recule sans cesse
Comme Buñuel le
montre dans Cet obscur objet du désir,
l’essence du désir est de produire le sentiment de retrait et de refus dans la
sexualité : personne ne peut se donner pleinement, non pour des raisons
empiriques (le rapport sexuel serait impossible) mais parce que l’autre est
toujours au-delà du point où je crois le trouver. Si l’autre se dérobe sans
cesse même dans la possession, c’est parce qu’il est une brèche vers le monde,
une cristallisation du monde comme tel. A travers l’autre, c’est le monde que
je vise.
Tout désir est
désir du monde. La différence entre le besoin et le désir ne tient pas au fait
que l’objet serait accessible ou inaccessible : dans un cas, ce dont on
manque est un objet qu’en droit sinon en fait on peut trouver, dans l’autre ce
qui est visé transcende l’objet ; on désire la profondeur, le sol comme
condition de présence de l’objet. Cette profondeur se dérobe. Le désir est
mouvement en tant qu’il est avancée vers cette profondeur. Un objet peut faire
l’objet d’une intuition, d’une connaissance ; mais ce qui transcende
l’ordre de l’objet (la profondeur mondaine) ne peut faire l’objet que d’une
avancée. Je ne peux me rapporter à ce qui recule sans cesse, à ce qui fait sans
cesse défaut, que sur le mode de l’avancée incessante et sans terme. Le désir
est désir du monde comme sol ontologique, profondeur fondamentale qu’on ne peut
posséder qu’en y pénétrant. On peut intuitionner un objet mais la profondeur ne
s’atteint qu’en y avançant.
(4) Le désir transcendantal est la condition de possibilité
de l’apparition du monde comme tel, tandis que le désir empirique est le désir
d’autrui comme exhibition d’une brèche qui ouvre un monde
Le monde comme
profondeur ontologique des étants ne se donne comme monde que par le
désir : c’est pourquoi le désir a une fonction transcendantale. Il n’y a
pas un monde déjà là et il ne se trouve pas qu’on le désirerait. La
relation originaire au monde est le désir. Le monde ne se donne comme monde que
par le désir: il n’y a de monde que pour le désir. Le désir est transcendantal
en ce qu’il est la condition de possibilité de l’apparition du monde comme tel.
Pour qui y a-t-il un monde ? Pour le désir, et c’est tout. Le monde comme
profondeur est son propre retrait : il est distance pure, transcendance
pure. Ce n’est pas la transcendance comme transcendant : c’est la
transcendance comme profondeur ontologique des étants. Cette transcendance pure
ne peut être donnée qu’à un mode d’être qui est celui de l’avancée : le
désir. Il y a une relation essentielle, une corrélation fondamentale entre le
monde et le désir.
Qu’en est-il
du désir empirique ? Les autres ont un statut très particulier par rapport
au monde : celui d’exhiber, de cristalliser, de présenter une brèche
permettant de pénétrer dans le monde. Les étants quelconques sont opaques, font
écran par rapport au monde même s’ils le présupposent comme condition de leur
présence. Autrui se caractérise par une transparence : il m’ouvre au
monde. Ce qui m’intéresse chez autrui, c’est qu’il incarne un monde : son
monde est une médiation vers le monde. Dans l’autre, ce qui suscite mon désir,
c’est un monde. Je saisis en l’autre ce qui me fascine : une certaine
manière d’ouvrir au monde, un certain monde. Tout monde est un certain mode
d’ouverture au monde.
Il n’y a pas
de monde déjà là ; on ne peut pas mesurer nos accès par rapport à lui. Le
monde est constitué par ses accès ; c’est une transcendance qui est
remplie, nourrie, enrichie de tous les accès à lui. Ainsi de l’expérience du
deuil chez Merleau-Ponty : quand quelqu’un disparaît, une certaine
dimension du monde disparaît. De la même manière, ce qui est émouvant dans la
naissance de tout enfant est qu’on sait qu’avec l’apparition d’un enfant c’est
une modalité d’être-au-monde qui apparaît, qui enrichit le monde et ajoute au
monde une couche. C’est toujours un monde qui s’ouvre, non pas comme partie,
canton du monde, mais comme nouvelle dimension du monde. Ce que j’aime en
l’autre, c’est la singularité de son regard sur le monde, la singularité de
l’accès qu’il nous donne au monde.
Le désir est
intrinsèquement désir du monde. Ce qui m’attire chez l’autre, c’est
l’intercession qu’il présente par rapport à ce monde. C’est son monde. A l’ombre des jeunes filles en fleurs :
Proust met en évidence cette cristallisation par laquelle ce n’est pas à un
autre singulier auquel j’ai affaire par mon désir, qui est attirance pour un
monde dans lequel les jeunes filles ne sont pas complètement
différenciées ; c’est un monde dont j’ai envie d’être, auquel je veux
participer, qui me fascine ; c’est peu à peu qu’une différenciation et une
détermination vont s’opérer et que le désir va se cristalliser, se fixer sur
une jeune fille singulière. Même si dans le désir de l’autre il en va toujours
de son monde, on comprend que d’abord c’est un monde qui nous fascine. Comment
s’aperçoit-on qu’on est amoureux ? Tout à coup on est polarisé d’une
certaine manière, on a envie de revenir dans tel quartier, on est sensible à
tel signifiant, à telle atmosphère : c’est l’épreuve d’une polarisation
par un monde, d’un infléchissement de mon existence dans une certaine
direction, dont on va découvrir après qu’il tournait autour de cette personne.
Le désir n’est jamais d’emblée désir d’un corps, désir de tel individu
singulier : il est désir d’un monde.
(5) Lévinas se méprend à propos du désir car il manque l’horizon
de la satisfaction qui constitue essentiellement le désir
Cf. Lévinas, Totalité et infini. La caresse se saisit
d’une nourriture sublime : un senti qui se promet et se creuse comme si
elle se nourrissait de sa propre faim. Elle sollicite ce qui échappe de sa
forme vers un avenir jamais assez à venir. La caresse cherche, fouille, exprime
l’amour dans l’invisible, sans dévoilement, nous ramenant à la virginité d’un
féminin qui reste inviolé. Ce qu’elle vise au-delà d’un étant, par-delà le
consentement ou la résistance, ne se saisit pas dans la lumière du saisissable.
Le corps s’y dénude sans sa forme même pour s’offrir comme nudité érotique.
Elle ne vise ni une personne ni une chose mais un être évanescent et
impersonnel qui se dissipe dans l’anonymat, vulnérable et mortel. Elle n’agit
pas, n’anticipe pas, ne se projette pas vers un futur possible ; elle
s’évade vers un avenir absolu, amorphe, passif, sans lumière ni
signification : là commence la volupté qui reste à tout instant désir.
L’intérêt
phénoménologique de ce texte est qu’il souligne le caractère infini de la
caresse qui se relance elle-même ; elle est tâtonnante, sans terme. Par
différence d’avec la théorie sartrienne de la caresse : en caressant le
corps de l’autre, je cherche à engluer sa liberté dans son corps pour me
l’approprier dans l’acte sexuel (la liberté s’enfuit, l’autre se dérobe, ce qui
déclenche le cycle du sadisme). Lévinas dit du désir qu’il est désir d’un pays
d’où ne naquîmes point : le désir est épreuve de la séparation. Mais le
désir comporte par essence un horizon de satisfaction, même si cette
satisfaction est impossible, même si elle ne peut déboucher en plénitude, sauf
à mourir qui revient à coïncider avec le monde, à me désindividuer. Il y a
certes une dimension d’insatiabilité dans le désir mais le désir suppose une
communauté ontologique entre le désirant et son objet ; or chez Lévinas
c’est le contraire. L’objet du désir, c’est l’infiniment autre : l’altérité
détermine son mode d’exister. Son texte sur la caresse illustre cette dérobade,
cette absence, cette altérité fondamentales : la virginité d’un féminin
inviolé. C’est un érotisme de vitrail : l’autre a une absence totale de
sensualité, de présence charnelle, de caressabilité. C’est étonnant que la
femme soit cela. Lévinas projette sur le désir une conceptualité
inadéquate : la responsabilité, la sainteté ; il est au plus loin de
l’expérience de la sexualité.
(6) L’amour est au désir empirique ce que le sentiment est au
désir transcendantal : l’amour et le sentiment initient le sujet au monde
L’amour est
une dimension du désir, ce qui ne va pas de soi (Jean-Luc Marion subordonne le
désir à l’amour). Pour moi, le désir a une fonction transcendantale. Il dévoile
le monde lui-même. L’amour est une dimension du désir : le désir est
caractérisé par le fait que le désiré se dérobe sans cesse ; c’est une avancée
tâtonnante vers une profondeur qui se dérobe. Je ne peux pas chercher ce que je
désire si je n’ai pas été initié, si je ne sais pas ce que je cherche. Le désir
est initié à un monde qui pourtant se dérobe sans cesse : le sentiment est
cette initiation au monde, ce dévoilement originaire du monde qui donne le cap
au désir et lui permet de s’avancer, sans quoi il ne saurait pas où
aller : le sentiment est le dévoilement originaire par lequel m’est
dévoilé le monde comme horizon, direction du désir. L’amour est au désir
empirique, sexuel, ce que le sentiment est au désir transcendantal. Le
sentiment est ce qui au sein du désir dévoile originairement le monde et donne
le cap ; l’amour est ce qui me délivre d’un seul coup l’autre comme
horizon de mon désir. L’amour est au cœur du désir ce qui donne la
direction : c’est la révélation, la découverte fondamentale que là, il y a
quelque chose à chercher. C’est quelque chose qui tend une trame, déploie une
portée dans laquelle je vais m’engager. C’est le sentiment du désir, c’est le
sentiment qui rend possible le désir. L’amour est une dimension du désir ;
il ouvre la direction dans laquelle va s’engager le désir.
Le désir sans
amour n’est pas encore du désir. Le désir n’est pas envisageable sans amour.
Dans l’amour, un monde m’est découvert que je vais furieusement et
impérieusement désirer, qui s’impose à moi comme devant être recherché ;
on peut y passer une vie. D’autres désirs sont plus fugitifs. Même dans le
désir sexuel le plus simple et le plus pauvre, il faut admettre qu’il y a
initiation à quelque chose, et donc qu’il y a une dimension préalable de
sentiment. Il faut bien que quelque chose polarise mon désir et me conduise à
cette expérience sexuelle, en toute rigueur. S’il n’y a pas quelque chose qui
fait que j’ai envie d’un tel, on n’est pas dans l’ordre du désir. On pourrait
imaginer une sexualité mécanique ou indifférente, sans autre et sans monde, où
seul le corps fonctionne : ce serait le point limite du désir, sans aucune
orientation affective, aucune tension. Même dans le désir le plus simple, il y
a une dimension d’amour : un dévoilement, une initiation originaire à un
monde qui se donne à explorer ; il y a des mondes pauvres et il y a des
mondes riches ; on peut y passer peu de temps ou on peut y passer une vie.
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