Introduction
L’altérité
est partout dans L’Odyssée : cyclopes,
sorcières, cannibales, sirènes. Loin de la fuir, Ulysse s’y frotte. Ainsi
semble-t-il permis de le désigner comme aventurier : n’est-il pas celui
qui s’abandonne à « ce qui advient », l’errant en tous lieux dont le
retour (nostos) n’a de cesse d’être
ajourné ?
Pourtant,
Blanchot et Levinas s’entendent tous deux pour condamner l’écart ou la béance
qui séparent la trajectoire d’Ulysse de l’aventure authentique. Blanchot dit
d’Ulysse qu’il a la « lâcheté heureuse et sûre [d’un Grec de la
décadence] qui ne mérita jamais d’être le héros de L’Iliade[1] » ; quant à
Lévinas, ses mots ne sont pas moins durs :
l’aventure courue par Ulysse dans le monde n’aura été « qu’un
retour à son île natale – une complaisance dans le Même, une méconnaissance de
l’Autre[2] ». Il s’agit donc ici
de comprendre pourquoi Ulysse, en choisissant la voie du rapatriement comme fin
(entendue comme terme et comme but), dévoie l’aventure entendue comme évasion dans la rencontre de
l’absolument transcendant de laquelle nul retour n’est possible.
1. La critique d’Ulysse chez Blanchot
Blanchot
s’appuie sur une analyse de l’épisode des Sirènes dans lequel Ulysse ordonne à
ses compagnons dont il a bouché les oreilles de cire de le lier par les mains
et les pieds au mât de son navire, attaché par un nœud compliqué afin que
ses yeux et ses oreilles puissent faire l’expérience de la jouissance sensible
du chant des Sirènes sans pour autant le détourner de sa route. Ainsi lit-on au
chant XII de l’Odyssée :
[Je] dis à mes compagnons :
–
Ô amis, il ne faut pas qu'un seul, et même deux seulement d'entre nous, sachent
ce que m'a prédit la noble déesse Kirkè[3] ;
mais il faut que nous le sachions tous, et je vous le dirai. Nous mourrons
après, ou, évitant le danger, nous échapperons à la mort et à la kèr. Avant
tout, elle nous ordonne de fuir
le chant et la prairie des divines Sirènes, et à moi seul elle permet de les
écouter ; mais liez-moi fortement avec des cordes, debout contre le, mât,
afin que j'y reste immobile, et, si je vous supplie et vous ordonne de me
délier, alors, au contraire, chargez-moi de plus de liens.
Et
je disais cela à mes compagnons, et, pendant ce temps, la nef bien construite
approcha rapidement de l'île des Sirènes, tant le vent favorable nous
poussait ; mais il s'apaisa aussitôt, et il fit silence, et un daimôn
assoupit les flots. Alors, mes compagnons, se levant, plièrent les voiles et les
déposèrent dans la nef creuse ; et, s'étant assis, ils blanchirent l'eau
avec leurs avirons polis. Et je coupai, à l'aide de l'airain tranchant, une
grande masse ronde de cire, dont je pressai les morceaux dans mes fortes
mains ; et la cire s'amollit, car la chaleur du roi Hèlios était brûlante,
et j'employais une grande force. Et je fermai les oreilles de tous mes
compagnons. Et, dans la nef, ils me lièrent avec des cordes, par les pieds et
les mains, debout contre le mât. Puis, s'asseyant, ils frappèrent de leurs
avirons la mer écumeuse.
Et nous
approchâmes à la portée de la voix, et la nef rapide, étant proche, fut
promptement aperçue par les Sirènes, et elles chantèrent leur chant
harmonieux
En quoi cette
expérience n’est-elle pas celle de celui qui part à l’aventure ? Qu’y
a-t-il à redire à la stratégie d’Ulysse ?
1.1. L’aventure est-elle le couronnement du bon sens
ou l’abandon aux sens ?
Blanchot
condamne chez Ulysse sa prudence, c’est-à-dire son choix de composer avec la
contingence du monde par la médiation de la délibération rationnelle qui met à
son service la ruse et la technique. Ulysse ruse avec le monde : il est un
heureux improvisateur dans la mesure où il a l’art de convertir les occasions
en opportunités : la rencontre avec les Sirènes est pour lui un danger
dont il s’agit de se saisir à son avantage afin de satisfaire ses propres
intérêts qui sont ici de jouir sans pour autant ruiner la finalité d’arriver à
bon port. Ulysse sait être réactif de telle sorte que ce qui pourrait apparaître
comme un mauvais sort devient une bonne fortune : ce qui se présentait
comme de mauvais encombres se change en l’occasion de jouir du sentiment
agréable offert par le chant des Sirènes.
La prudence
d’Ulysse manifeste son goût pour la juste mesure ou médiété : il n’emprunte ni la voie de l’ascèse qui
consisterait à refuser au corps de jouir, ni l’hédonisme absolu qui ne mettrait
pas de bornes à la jouissance du corps. Il ne s’agit ni de sacrifier
l’expérience agréable, ni d’être sacrifié par elle : il faut jouir sans
périr. Ulysse agit justement en
n’étant ni dans la crainte ni dans la témérité : un Ulysse craintif eût
bouché ses oreilles de cire comme il le commande à ses matelots ; un
Ulysse téméraire eût succombé au chant des sirènes de manière inconséquente,
sans penser au lendemain et à la destination de la traversée. Ulysse est courageux au sens grec du terme :
il sait ce qu’il fait et avec « une disposition d’esprit ferme et
inébranlable[4] »
demeure maître de son action. Modèle de la maîtrise de soi, il répond à
l’invitation des passions en jouissant de ses sens (la vue et l’ouïe) avec bon sens. En dominant les désirs par la
ruse Ulysse demeure rationnel jusque dans l’expérience passionnelle de la
jouissance sensible.
En quoi ce
goût d’Ulysse pour la médiété et la juste mesure constitue-t-elle une
perversion de l’idée d’aventure ?
Premièrement,
celui qui va à l’aventure choisit le faîte du plaisir plutôt que sa limite, sa
démesure et son excès que sa mesure. Or Ulysse choisit la
jouissance tranquille et modeste, somme toute médiocre.
Deuxièmement,
celui qui va à l’aventure accepte de ne pas en revenir : il est
l’imprudent même, celui qui ne recourt pas à la ruse réflexive et à sa
production technique (les nœuds des cordes et les bouchons de cire) pour se
prémunir de ce qui pourrait advenir. L’aventurier consent à la mort comme
expérience-limite : il accepte d’être séduit, c’est-à-dire détourné de sa
route ; il entend l’appel sans chercher à y résister. Le chant des sirènes
éveille en Ulysse « ce plaisir extrême de tomber qu’il ne peut satisfaire
dans les conditions normales de la vie[5] » ; mais en ne
succombant pas, Ulysse ne répond pas à « l’invitation des profondeurs[6] » que constitue toute
aventure. Car qu’est-ce que le chant des Sirènes ? C’est celui de l’abime,
du ravissement : il « [ouvre]
dans chaque parole un abîme et [invite] fortement à y disparaître[7] ».
Troisièmement,
celui qui va à l’aventure ne discrédite pas l’altérité. Le jugement rationnel
d’Ulysse détermine le chant des Sirènes comme étant une parole agréable mais
constituant le règne du mensonge et de la tromperie[8], de telle sorte qu’il
convient de l’écouter dans ses apparences mais non dans son essence : si
on peut entendre le chant des Sirènes en ce qu’il est objet de jouissance
sensible, il convient de ne pas y répondre, c’est-à-dire de se refuser à être
persuadé et dupé par lui. Celui-là qui écoute le chant des Sirènes tout en le
condamnant est paradoxalement un sourd : Ulysse a « la surdité
étonnante de celui qui est sourd parce qu’il entend[9] ». Ulysse entend,
c’est-à-dire comprend le chant des Sirènes : son esprit en fait un objet
de jugement. Mais ce faisant, en réduisant l’altérité à quelque chose qui peut
faire l’objet d’une compréhension, c’est-à-dire de ce qu’on peut embrasser par
l’aptitude rationnelle, il est un sourd puisqu’il méconnaît ce qu’il y a
d’absolument étranger, inintelligible et inhumain dans le chant des Sirènes, ce
bruit « en marge de la nature[10] ». En accusant le
chant des Sirènes d’être de l’ordre du mensonge, Ulysse manque donc la
destination de l’aventure qui est la rencontre de l’autre comme autre,
c’est-à-dire non comme semblable mais comme étranger.
1.2.L’aventure est-elle amoureuse ou érotique ?
En somme, on
peut dire d’Ulysse qu’il pervertit l’idée d’aventure parce que l’aventure se
définit comme le consentement à être destitué de sa subjectivité, de son moi,
comme le choix de l’érotisme plutôt que de l’amour pour reprendre une
distinction opérée par Bataille dans L’expérience
intérieure.
Dans l’amour,
il en va d’un rapport de sujet à objet ; celui qui aime se rapporte à
l’objet aimé, objet qu’il a élu parmi d’autres objets, et cherche en faire le
bien possédé. Autrui devient alors une annexe ou dépendance du moi dont le moi
fait sa propriété en refusant de se perdre et de s’éperdre en elle.
Dans
l’érotisme, l’expérience est proprement extatique dans la mesure où il n’y a
plus de moi mais un amas indifférencié et indistinct où les catégories de mêmeté
et d’altérité ont disparu ; le moi perd ses contours et ne s’arrête plus
quelque part ; il n’a plus de frontières ni d’intégrité. Il en va non plus
d’une distinction et d’une différenciation mais d’une fusion et d’une
indistinction, d’une coïncidence. Le moi réfute la clôture et choisit
l’ouverture au risque de se perdre comme tel. En ce sens, l’érotisme est une
préfiguration de la mort comme décomposition du corps qui fusionne avec
les éléments du monde. L’érotisme est à la mort ce que la dissolution
temporaire du moi est à sa disparition absolue et définitive.
Le rapport
d’Ulysse aux sirènes est donc plutôt de l’ordre de l’amour que de l’extase
érotique : Ulysse veut jouir sans se perdre : il veut demeurer le
même, c’est-à-dire changer accidentellement mais non essentiellement. Pour lui
l’expérience du plaisir ne sera qu’une circonstance du voyage et non l’étoffe
même de l’existence. Il choisit le jeu sans péril au lieu de se mettre en jeu
lui-même et d’être l’objet du jeu : Ulysse refuse de se risquer à n’être
plus ce qu’il est, à ne plus coïncider avec lui-même, à être autre. Pour ne pas
y laisser sa peau, il s’appuie sur la prudence contre l’inconséquence qui le
conduirait à la ruine. C’est pourquoi Blanchot regrette qu’Ulysse soit
considéré comme un héros[11]: car au héros sied le
courage entendu ici dans sa forme non pas pervertie mais accomplie, la
témérité, alors qu’Ulysse se définit essentiellement par une « lâcheté
heureuse et sûre[12] ».
Il n’a pas le courage de la jouissance extatique qui mène à la dissolution de
soi dans l’infini du plaisir.
On sait que
les Grecs dévalorisent l’idée d’infini, lui préférant celle de mesure et de
tempérance. Ulysse est bien un personnage grec alors même qu’il aurait pu
être la préfiguration du dépassement de l’ethos grec : l’épisode des
Sirènes est en quelque sorte la découverte que le monde n’est pas clos mais
qu’il constitue un univers infini et qu’il n’y a pas seulement l’ordre mais
aussi le désordre. On peut regretter qu’Ulysse n’ait pas fait ce pas au-delà des
bords du monde, n’ait pas chuté dans des temps et des espaces autres (les
hétérotopies). En s’enchaînant au mat, Ulysse refuse de dériver vers ces abîmes
de l’espace et du temps que sont l’utopie et l’uchronie. Il a saboté
l’aventure : pour lui, le chant des Sirènes n’aura été que « la
présence d’un chant seulement à venir[13] » ; il a touché
l’ouverture du mouvement infini qu’est la rencontre mais n’a pas accompli la
vérité propre de cette rencontre qui s’il l’avait entendue réellement l’aurait
fait chuter dans un écart, un ailleurs auquel il se refuse. Ulysse est celui
qui préfère jeter l’ancre ici et maintenant sans consentir à quitter le lieu et
le temps réels, cartographiés par la géographie et mesurables par la
chronologie : il n’est pas allé du réel jusqu’à l’imaginaire[14]. La rencontre avec les
Sirènes n’aura pas fait pour lui évènement[15], brisure non seulement
géographique et temporelle mais surtout existentielle. L’invitation à la
métamorphose n’aura pas eu lieu[16].
Une dernière
critique que Blanchot adresse à Ulysse, c’est son injustice politique : en
effet, Ulysse fonde son action prudente et lâche sur un privilège puisqu’il
s’accorde ce dont il prive les autres : ses matelots aux oreilles
obstruées par la cire sont exclus de la jouissance du chant des Sirènes. En ce
sens, Ulysse se place « hors de la condition commune[17] », refusant aux
autres le droit au bonheur de l’élite : ceux-là, hiérarchiquement inféodés
au maître, n’ont droit qu’au « plaisir de voir leur chef se
contorsionner ridiculement, avec des grimaces d’extase dans le vide[18] ».
1.3. A Ulysse, ne faut-il préférer Achab ?
Compte-tenu
de toutes ces limites non pas constitutives mais négatrices de l’aventure, il
convient donc de disqualifier Ulysse comme figure archétypale de l’aventurier.
Blanchot lui préfère Achab, le personnage du roman de Melville, Moby Dick.
Dans quelle
mesure Achab est-il digne d’être appelé aventurier ? C’est qu’entre Achab
et la baleine se joue un tout autre drame que la rencontre médiocre et prudente
d’Ulysse et des sirènes. Loin de manifester « l’opiniâtreté réfléchie[19] » de celui qui a
tout empire sur lui-même et sur la réalité extérieure qu’il convient de vaincre
par la ruse, Achab consent à se perdre dans sa fascination : à un monde
ferme et sûr mais pauvre, il préfère un monde de perdition où on est menacé de
« sombre désastre[20] ».
Pour autant
Achab n’accomplit pas l’aventure jusqu’à son terme, qui suppose la coexistence de deux absolus[21] : il eût fallu
parcourir l’intervalle entre le réel et l’irréel sans perdition ; il eût
fallu pénétrer dans la métamorphose sans disparaître[22]. Achab ne se retrouve pas
après la rencontre fascinante de l’image[23].
2. La critique d’Ulysse par Levinas
2.1.S’en retourner chez soi peut-il vraiment être
une aventure ?
On retrouve
de la même manière chez Levinas une critique d’Ulysse. L’aventure suppose de ne
pas retourner à l’origine : « le désir métaphysique n’aspire pas au
retour, car il est désir d’un pays où nous ne naquîmes point. D’un pays
étranger à toute nature, qui n’a pas été notre patrie et où nous ne nous
transporterons jamais[24] ». Or, à travers toutes ses pérégrinations
Ulysse ne va finalement que vers son île natale, Ithaque. « L’aventure
courue dans le monde n’est que l’accident d’un retour[25] ». Les péripéties
d’Ulysse ne sont pas orientées par la curiosité mais par la nostalgie, le mal du pays ; son
« cabotinage infantile[26] » signe
l’autochtonie et le rapatriement. Ulysse est la figure du héros « qui
revient dans son chez-lui, gonflé de lui-même et de la narration épique de ses
exploits[27] ».
En ce sens,
Ulysse occulte l’altérité comme extériorité véritable ou comme transcendance.
Il incarne ce que Levinas appelle la métaphysique du même. Ulysse se condamne à
vieillir au lieu de se régénérer par la fécondité du rapport à l’absolument
autre. Il s’encombre du même, s’accablant de lui-même et ignorant qu’il est
capable d’une autre aventure que celle de son identité analytique. Il refuse
l’évasion qui seule permet « de briser l’enchaînement radical, le plus
irrémissible, le fait que le moi est soi-même[28] ».
Mais alors
qu’est-ce que sortir de soi pour rencontrer l’autre comme autre ?
2.2.L’aventure relève-t-elle du besoin ou du
désir ?
Ulysse se
rapporte au chant des Sirènes sur le mode du besoin et non du désir : il
consomme le chant des Sirènes comme on dégusterait modérément du bon vin qui
nous enivre mais qu’on peut absorber sans dommage, qu’on fait sien, s’approprie
et digère. Il se rapporte à l’extériorité comme si elle était
assimilable : le monstre n’est alors qu’une variation du même. Ulysse
refuse de sortir de lui-même et demeure rivé à soi, n’acquérant des choses que
pour les rapatrier dans l’intériorité de la demeure (oukos). Comment entendre la
distinction du besoin et du désir ?
Avoir un
besoin, c’est se rapporter à une altérité seulement relative en visant quelque
chose qui nous convient et nous est adéquat. La satisfaction d’un besoin peut
être modélisée par la digestion, l’absorption, autrement dit l’adéquation ou
l’assimilation qui réduit le multiple à l’un. L’autre se résorbe dans le
même : il est comme neutralisé[29]. Le besoin est un
mouvement d’intériorisation qui au lieu d’être excentrique, est circulaire et
centripète.
Désirer se
rapporter à une altérité absolue. Le désir est une intentionnalité par
inadéquation : ce qui est désiré, c’est ce qui n’a aucune commensurabilité
avec soi. Ainsi peut-on lire dans Totalité
et infini : « le désir n’est pas la possibilité d’anticiper le
désirable, [il ne] pense pas le désirable au préalable, [il va] vers lui à
l’aventure, c’est-à-dire comme vers une altérité absolue, inanticipable, comme
on va à la mort[30] ».
Le désir n’est pas une relation totalisante qui vise la coïncidence avec ce qui
est désiré : désirer, c’est sortir de soi et de l’univers de la
satisfaction dans lequel le monde est enclos[31]. Le désir me libère de la
prison de l’intérieur pour me porter vers l’absolue transcendance.
2.3.L’aventure relève-t-elle de la jouissance ou de
la caresse ?
Rencontrer
l’autre comme autre suppose non pas de jouir possessivement de lui en le
saisissant mais de le caresser. Ulysse jouit du chant des Sirènes comme d’une
chose appropriée et convenable (le rapport de convenance étant signifié par
l’indice du plaisir) : elle est une nourriture adéquate à l’immanence du
corps sensible. Pour ce faire, Ulysse saisit le chant des Sirènes avec
l’équivalent des mains que sont les oreilles.
Qu’eût été
une écoute caressante du chant des Sirènes ? Ulysse, s’il avait caressé
plutôt que joui, aurait visé le chant des Sirènes comme quelque chose qui est
toujours dans la transcendance, dans l’au-delà, dans ce qui dépasse tous ses
pouvoirs. Caresser n’est pas saisir avec la main mais découvrir ce qui dans
l’autre est foncièrement insaisissable. La caresse part à l’aventure : elle
cherche ce qui dépasse toute choséité objective. Elle perçoit ce qui se retire
en-dehors du manifeste, dans
l’invisible, et dans une quête du mystère elle s’enfonce vers ce qui est
secret. Dans la caresse, je suis au-delà de moi-même, je me perds, je me
destitue de moi.
2.4.A Ulysse, faut-il préférer Abraham ?
Alors
qu’après l’errance, Ulysse revient chez lui dans la terre mère et originelle,
Abraham se met en marche et quitte sa patrie pour une terre inconnue dont il
s’agit de ne plus revenir[32] ; « l’arrachement
abrahamique est radical [en ce qu’il] n’engage pas seulement Abraham, mais
toute sa descendance et la totalité de sa Maison[33] ». Abraham est celui
qui renonce au séjour : le nomade que « la possession ne contente pas
[et qui] répond à l’appel d’un mouvement[34] ».Il comprend que la
vérité n’est pas elle-même sédentaire mais qu’elle impose de quitter la parenté
pour épouser l’errance[35].
Conclusion.
Ulysse
préfère l’accomplissement de son devoir à l’aventure comme suspension de la
morale : il faut rentrer à Ithaque car il ne saurait décevoir ses obligations
de chef et d’époux. Mais Ulysse n’a-t-il pas pressenti lui-même qu’il a sabordé
l’aventure ? Est-il seulement heureux de rentrer à Ithaque ?
Non, comme l’imagine Jankélévitch : « il est distrait, taciturne, il ne
mange plus la soupe de l’épouse ; la ride de la conscience soucieuse jette
une ombre sur son front et ternit l’innocence de son bonheur. Ulysse regrette
l’instant où il a confusément entrevu Ithaque, l’instant où l’île de son espoir
hésitait encore entre l’inexistence et l’existence[36] ». Ulysse a le
pressentiment que la terre promise est « une terre compromise[37] » : ne
faudrait-il pas alors repartir ?
[1] Blanchot, Le livre à venir, première partie
« Le chant des sirènes », Gallimard, 1959, page 11.
[2] Levinas, Humanisme de l’autre homme, Paris, Fata Morgana, 1972, page 43.
[3] Circé avait averti Ulysse de
l’écueil qui l’attend. Ainsi peut-on lire au chant XII : « la vénérable Kirkè me dit : – Ainsi, tu as
accompli tous ces travaux. Maintenant, écoute ce que je vais te dire. Un dieu
lui-même fera que tu t'en souviennes. Tu rencontreras d'abord les Sirènes qui
charment tous les hommes qui les approchent ; mais il est perdu celui qui,
par imprudence, écoute leur chant, et jamais sa femme et ses enfants ne le
reverront dans sa demeure, et ne se réjouiront. Les Sirènes le charment par
leur chant harmonieux, assises dans une prairie, autour d'un grand amas
d'ossements d'hommes et de peaux en putréfaction. Navigue rapidement au delà,
et bouche les oreilles de tes compagnons avec de la cire molle, de peur
qu'aucun d'eux entende. Pour toi, écoute-les, si tu veux ; mais que tes
compagnons te lient, à l'aide de cordes, dans la nef rapide, debout contre le
mât, par les pieds et les mains, avant que tu écoutes avec une grande volupté
la voix
des Sirènes. Et, si tu pries tes compagnons, si tu leur ordonnes de te délier,
qu'ils te chargent de plus de liens encore », Odyssée, livre XII (traduction Leconte de Lisle).
[4] Aristote, Ethique à Nicomaque II, 3.
[5] Blanchot, op.cit., page 9.
[6] Blanchot, op.cit., page 10.
[7] Ibid.
[8] Blanchot, op.cit., pages 10-11 : « Y
avait-il donc un principe mauvais dans cette invitation des profondeurs ?
Est-ce que les Sirènes, comme la coutume a cherché à nous en persuader, étaient
seulement les voix fausses qu’il ne fallait pas entendre, la tromperie de la
séduction à laquelle seuls résistaient les êtres de déloyauté et de ruse ?
Il y a toujours eu chez les hommes un effort peu noble pour discréditer les
Sirènes en les accusant platement de mensonge : menteuses quand elles
chantaient, trompeuses quand elles soupiraient, fictives quand on les
touchait ; en tout inexistantes, d’une inexistence puérile que le bon sens
d’Ulysse suffit à exterminer ».
[9] Blanchot, op.cit., page 11.
[10] Blanchot, op.cit., page 9.
[11] Blanchot, op.cit., page 11 : « Il est vrai, Ulysse [a vaincu les
Sirènes], mais de quelle manière ? Ulysse, l’entêtement et la prudence
d’Ulysse, sa perfidie qui l’a conduit à jouir du spectacle des Sirènes, sans
risques et sans en accepter les conséquences, cette lâche, médiocre et
tranquille jouissance, mesurée, comme il convient à un Grec de la décadence qui
ne mérita jamais d’être le héros de L’Iliade ».
[12] Ibid.
[13] Blanchot, op.cit., page 17.
[14] Blanchot, op.cit., page 16 : Ulysse
« maintient une limite […] entre le réel et l’imaginaire que précisément
le Chant des Sirènes l’invite à
parcourir ».
[15] Blanchot, op.cit., pages 17-18 :
« L’image fascinante de l’expérience est, à un certain moment, présente,
alors que cette présence n’appartient à aucun présent, détruit même le présent
où elle semble s’introduire. Il est vrai, Ulysse naviguait réellement et, un jour,
à une certaine date, il a rencontré le chant énigmatique. Il peut donc
dire : maintenant, cela arrive maintenant. Mais qu’est-il arrivé
maintenant ? La présence d’un chant seulement encore à venir. Et qu’a-t-il
touché dans le présent ? Non pas l’évènement de la rencontre devenue
présente, mais l’ouverture de ce mouvement infini qu’est la rencontre
elle-même, laquelle est toujours à l’écart du lieu et du moment où elle
s’affirme, car elle est cet écart même, cette distance imaginaire où l’absence
se réalise et au terme de laquelle l’évènement commence seulement à avoir lieu,
point où s’accomplit la vérité propre de la rencontre, d’où, en tout cas,
voudrait prendre naissance la parole qui la prononce ».
[16] Blanchot, op.cit., page 16 : Ulysse
« s’est refusé à la métamorphose. [Il] se retrouve tel qu’il était, et le
monde se retrouve peut-être plus pauvre, mais plus ferme et plus sûr ».
[17] Blanchot, op.cit., page 11.
[18] Ibid.
[19] Blanchot, op.cit., page 16.
[20] Ibid.
[21] Blanchot, op.cit., page 15 : « Chacune de ces parties veut être
tout, veut être le monde absolu, ce qui rend impossible sa coexistence avec
l’autre monde absolu, et chacun pourtant n’a pas de plus grand désir que cette
coexistence et cette rencontre ».
[22] Blanchot, op.cit., page 16 : « L’un s’est refusé à la métamorphose
dans laquelle l’autre a pénétré et disparu ».
[23] Ibid. : « Achab s’est perdu dans l’image […]. [Il]
ne se retrouve pas et, pour Melville lui-même, le monde menace sans cesse de
s’enfoncer dans cet espace sans monde vers lequel l’attire la fascination d’une
seule image ».
[24] Levinas, Totalité et infinie, Section I « Le
même et l’autre », Paris, Kluwer, 1971, page 22.
[25] Levinas, op.cit., Section II « Intériorité et économie », page
192. Ulysse « vient de la maison et y retourne ».
[26] M. Dupuis, Pronoms et visages. Lecture d’Emmanuel Levinas,
Paris, Kluwer, 1995, page 76.
[27] E. Hoppenot, Présence d’Abraham chez Blanchot et Levinas,
Paris, Presses universitaires de Paris-ouest.
[28] Levinas, De l’évasion, Paris, Librairie générale française,1998.
[29] Lévinas, Totalité et infini, section I « Le
même et l’autre », Paris, Kluwer, 1971, page 34 : « la raison
souveraine ne connaît qu’elle-même […]. La neutralisation de l’Autre,
devenant thème ou objet – apparaissant, c’est-à-dire, se plaçant dans la clarté
– est précisément sa réduction au Même ». Ulysse en embrassant par
l’intelligence le chant des Sirènes lui enlève son altérité : il est
l’éclaireur, celui qui fait tomber le rayon de lumière sur l’obscur afin que ce
dernier lui soit livré :
« éclairer, c’est enlever à l’être sa résistance, parce que la lumière
ouvre un horizon » (Lévinas, op.cit.,
page 34).
[30] Levinas, op.cit., Section I « Le même et
l’autre », page 22. Se lit la même parenté entre le désir et la mort page
23 : « Mourir pour l’invisible – voilà la métaphysique ».
[31] Levinas, op.cit., page 23 : « En dehors
de la faim qu’on satisfait, de la soif qu’on étanche et des sens qu’on apaise,
la métaphysique désire l’Autre par-delà les satisfactions, sans que, par le
corps aucun geste soit possible pour diminuer l’aspiration […]. Désir sans
satisfaction qui, précisément, entend
l’éloignement, l’altérité et l’extériorité de l’Autre ».
[32] Levinas, En découvrant l’existence avec Husserl et
Heidegger, Paris, Vrin, 1982, page 191 : « Au mythe d’Ulysse retournant à Ithaque, nous voudrions
opposer l’histoire d’Abraham quittant à jamais sa patrie pour une terre encore
inconnue et interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce point de
départ ».
[33] E. Hoppenot, op.cit.
[34] Blanchot, L’Entretien infini, Paris,
Gallimard,1969, page 183 : « Être païen, c’est se fixer, se ficher en terre en quelque sorte,
s’établir par un pacte avec la permanence qui autorise le séjour et que
certifie la certitude du sol. Le nomadisme répond à un rapport que la
possession ne contente pas. Chaque fois que l’homme juif nous fait signe dans
l’histoire, c’est par l’appel d’un mouvement. Abraham, heureusement installé
dans la civilisation sumérienne, à un certain moment rompt avec cette
civilisation et renonce au séjour ».
[35] Blanchot, op.cit., page 185 : « Les mots exode, exil, aussi bien que les
paroles entendues par Abraham : « Va-t’en de ton lieu natal, de ta
parenté, de ta maison », portent un sens qui n’est pas négatif. S’il faut
se mettre en route et errer, est-ce parce qu’exclus de la vérité, nous sommes
condamnés à l’exclusion qui interdit toute demeure ? N’est-ce pas plutôt
que cette errance signifie un rapport nouveau avec le « vrai » ?
N’est-ce pas aussi que ce mouvement nomade (où s’inscrit l’idée de partage et
de séparation) s’affirme non pas comme l’éternelle privation d’un séjour, mais
comme une manière authentique de résider, d’une résidence qui ne nous lie pas à
la détermination d’un lieu, ni à la fixation auprès d’une réalité d’ores et
déjà fondée, sûre, permanente ? Comme si l’état sédentaire était
nécessairement la visée de toute conduite ! Comme si la vérité elle-même
était nécessairement sédentaire ».
[36] Jankélévitch et Berlowitz, Quelque part dans l’inachevé, Paris,
Gallimard,1978
[37] Ibid.
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