Les figurines à tête discoïdale de
Laurent Fortier pourraient passer pour les emblèmes de l’impuissance : ces
choses de fer inanimées font l’économie de la vie jusqu’à se passer des organes
permettant la traduction de la volonté en actes (les bras ne sont pas même
ballants puisqu’ils ne sont pas) et à simplifier ceux qui pourraient être
moteurs (les jambes et les pieds sont stylisés à l’extrême, et se voient
condamnés à ne plus pouvoir remplir leur office : les figurines ne
marchent pas mais piétinent un sol qui les soutient plutôt qu’elles ne
l’arpentent). Dès lors les figurines seraient aux antipodes des vivants, ces
êtres de chair et de sang se définissant par le jaillissement perpétuel d’une
volonté de puissance par laquelle ils s’assimilent le monde par une forme de
nutrition en déployant autour d’eux un champ d’actions possibles.
Mais le concept même d’impuissance
apparaît en réalité inadéquat pour penser l’essence des figurines :
l’impuissance n’est un défaut, un manque ou un vice que par comparaison d’avec
un étalon qui transcende l’individu – la norme impérieuse à laquelle on le
soumet. Si la normativité du vivant semble bien indiquer l’impuissance comme
une déviance monstrueuse (le vivant impotent est celui dont la puissance ne
peut s’actualiser alors même qu’elle est en germe), celle de l’inorganique libère
l’être de la légalité du mouvement. La figurine a l’impotence pour règle et non
pour manquement ; l’immobilité n’est pas pour elle le pis-aller dont il
faudrait s’accommoder en la déplorant mais l’état normal. Si on comprend ici la
normalité non plus en un sens statistique (le normal comme moyen, comme ce qui s’observe le plus fréquemment) ou social (le
normal comme conforme, comme adéquat
aux règles formulées par la totalité culturelle), mais en son sens fonctionnel
(le normal comme approprié, comme
l’état permettant à l’être de s’épanouir
et de fonctionner de manière optimale compte-tenu de ses
caractéristiques singulières), alors peut se dévoiler la positivité de cette
économie des membres : l’impuissance apparaît alors comme une forme de majesté
et non plus de débilité, et la figurine pourrait même alors jusqu’à tracer pour
nous les courbes d’une existence possible et désirable, qui quand bien même
elle serait inadéquate stricto sensu pour
les vivants que nous sommes, peut néanmoins servir de modèle sinon à imiter
continuellement, du moins à observer.
Exister et non pas vivre :
cesser de s’affairer dans le monde pour assurer une subsistance aussi précaire
que vaine (car la vie n’est que l’ensemble des fonctions qui résistent à la
mort) et s’adonner à une contemplation du réel qui, indifférente qu’elle est à
son ordre (peu importent à la figurine les événements : elle ne se réjouit
ni ne se déplore – le monde n’est pas un mur des lamentations -, ne se souvient ni n’anticipe), peut
accéder à la pure présence des choses, c’est-à-dire à une forme d’éternité ou
de disparition du temps qui se voit neutralisé comme devenir, comme succession
d’apparitions disparaissantes. C’est précisément parce que la figurine n’est
pas biologiquement concernée par son environnement (ce monde réduit, ce milieu au centre duquel on se place de
manière impérieuse, empire dans un empire) qu’elle peut exister dans le monde
(qu’elle ne prétend présider, envers lequel elle ne nourrit aucune velléité de
pouvoir). L’insensibilité des figurines est le gage d’un heureux désintérêt qui
délivre de toute volonté de puissance : c’est parce que la figurine n’a
pas faim et n’a pas soif qu’elle ne dévore la chair du monde ni ne s’abreuve à
ses sources. Dès lors c’est toute l’altérité du monde qui est sauvegardée au
lieu d’être engloutie et proprement dénaturée (le vivant est celui qui pour
perpétuer son existence digère l’altérité au point que le différent devienne même).
Les figurines sont les êtres qui parce qu’ils ne vivent pas mais existent,
contemplent l’ordre du monde sans le corrompre, et sans être corrompus
eux-mêmes (quand bien même la figurine serait, par force, engagée dans le
devenir – le fer rouille comme les visages se rident -, elle n’en est pas
moins incorruptible dans la mesure où elle ne souffre ni n’agonise). L’extériorité
n’est pas pour la figurine une épreuve
car elle n’engage aucun commerce avec le monde : c’est tout le paradoxe de
ces sculptures que d’être placées là,
c’est-à-dire d’être en situation
quelque part, tout en se soustrayant à tout échange avec les choses ; il
n’y a pas pour elles de « près » ou de « loin », de proches
et d’étrangers ; citoyenne du monde - cf. les selfigurines - elle est partout chez elle parce
qu’elle ne s’attache nulle part à construire un environnement hospitalier. Dès lors son rapport au
monde se voit-il déchargé du fardeau écrasant de la responsabilité : la
figurine est un être-dans-le-monde qui n’en assume pas les fautes, dans une
forme d’innocence qui la dégage de tout devoir de répondre de ce qui est
(rachetée par nature, elle n’a pas à attendre le pardon et l’absolution).
Ce qu’on peut imiter donc dans la
figurine, c’est cette sage indifférence, ce manque d’appétit qui rend possible
le dévoilement du monde, tel que le
pense Bergson dans Le rire : la
figurine est celle qui, parce qu’elle a été façonnée par l’artiste, peut
éveiller en nous le poète, c’est-à-dire nous conduire à déchirer le voile qui
s’interpose entre la nature et nous ; elle nous rappelle que, s’il faut
vivre, c’est-à-dire appréhender les choses dans le rapport qu’elles ont à nos
besoins, nous pouvons aussi exister, c’est-à-dire contempler le réel sans
l’obscurcir par une perception affamée qui n’entend du monde extérieur que la
rumeur incessante des affaires ; elle nous répète que le monde n’est pas
seulement la version simplifiée livrée par nos sens, mais qu’il existe pour lui-même
et que si nous nous aveuglons, pour un temps, à nos désirs pressants, nous
pouvons rencontrer le réel dans la pureté d’un regard sans organes.
Cette interprétation qui se refuse
à tout anthropomorphisme et à toute analogie entre forme plastique et visage expressif
des passions de l’âme (de la même manière que le marbre trahit les dieux qu’il
est censé manifester) se heurte néanmoins à l’épiphanie des têtes des figurines :
ces disques aux renflements et orifices mimant les yeux, le nez, la bouche, les
oreilles, se donnent à voir comme langage, comme dévoilement d’une subjectivité
qui parle (qui crie même silencieusement, comme dans Le Cri de Munch), et qui s’annonce comme vulnérable et misérable,
comme « l’étranger, la veuve et l’orphelin » (Lévinas, Totalité et infini). La contemplation
des figurines nous donne alors à penser le conflit entre deux tentations, d’une
part celle de la mort anesthésiante (représentée par la figurine toute-puissante
parce qu’impotente), d’autre part celle de la vie qui expose au risque de la
déréliction, de l’abandon, de la souffrance.
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