Un
portrait utopique de la bonté naturelle de l’homme, dans son enfance qui ici se
fait à la fois phylogénétique et ontogénétique, dans la mesure où les sept
gaillards semblent nous rapprocher tant de l’enfance que des origines de
l’humanité, cette période de la naïveté et de l’innocence où le savoir ne
génère pas les risques du pouvoir. Isabelle, ce regard jeté du dehors qui
pourrait se faire normalisateur et discriminant, épouse les entreprises des
rockers et s’éprend d’eux avec bienveillance. Une pièce réchauffante et
glaçante à la fois, dans ces paysages faussement enneigés qui rappellent un air
de Finlande, comme un contrepoint du livre de Paasilinna où dans un autobus les
candidats en suicide font un dernier voyage. Réchauffante, parce que les
personnages sont pétris de bons sentiments, dans cet accueil de l’autre sans
jugement. Glaçante, parce que toute utopie creuse le fossé avec le réel, où les
personnes ont des épines. Dans ce parc d’attractions, on ne fait que s’attirer
sans jamais qu’on ait le goût de la répulsion centripète en bouche.
Une
pièce infiniment mélancolique, c’est-à-dire nourrie du paradoxe du sérieux et
du jeu. Tout est à la fois très grave et drôle, la vérité se jouant dans un
décor de pacotille (les nuages ? une soufflerie à fumée ; la
neige ? un tapis de coton) dont les personnages révèlent peu à peu
l’artifice, se faisant eux-mêmes les acteurs d’une pièce dont ils seraient
aussi les scénographes.
Qui
sont les mélancoliques ? Les personnages ? Non, ceux-là sont plutôt
ceux qui refusent la mélancolie, cette scission d’avec un monde inhabitable
dont on serait le spectateur lucide et désinvesti. Eux sont des héros du
vouloir-vivre, des conquérants avides de l’affirmation de la volonté, portés et
mus par leurs rêves entreprenants (car pour eux rien ne reste projet, tout
passe de la puissance à l’acte) exprimés dans leur réalisation d’un parc
d’attractions. Ils peuvent à partir de rien, ils font des miracles qui
entraînent notre assentiment avec les matériaux les plus rudimentaires.
Les
mélancoliques, ce sont les spectateurs de la pièce, qui ne peuvent que
percevoir ce monde ci depuis cet arrière-monde-là, et ne peuvent que juger le
réel à l’aune de l’irréel fantasmatique de La
mélancolie des dragons. Que reste-t-il à faire ? Précisément rien pour
celui qui ne consent pas déjà lui aussi à la vie (celui-là est déjà défait),
sinon ou bien le suicide et son double (la tentation de la sécession, l'ermite
hors du monde), ou bien l'ironie mordante et accusatrice (ces rockers ? des
loosers pathétiques dont il ne faudrait que se moquer en tournant en dérision
leurs réalisations ridicules). Car pour nous, les suicidés et les contempteurs
de la vie, il n'y a pas de création possible: il nous manque
l’immédiateté, la force du désir qui ne se regarde pas lui-même comme un objet
et par conséquent se décharge sans obstacle. Dès lors que la conscience de soi
fait irruption, alors la distanciation critique est néantisante et
mortifère : tout perd de sa valeur à qui le regarde d’un point de vue
étranger. La force des sept personnages tient à cette puissance de l’immédiateté
qui rend tout infiniment précieux et nécessaire, absolu, même le plus
insignifiant, jamais ridicule, jamais trivial, sauf pour les pessimistes (et
par définition désœuvrés, condamnés à l’aboulie et à la stérilité) que nous
sommes.
Le nom
du parc qu’ils auront finalement choisi, « Antonin Artaud », fait
écho à cette cruauté dont le poète veut faire la chair du théâtre dans sa
dimension sacrée et existentielle, violente. On est réveillé, non pas devant le
sang ou la barbarie, mais par le sérieux de ce qui est dit par-delà l’apparence
ordinaire des expériences de loosers chevelus. Isabelle n’est pas simple
spectatrice des attractions, mais comme le veut Artaud, le spectacle est autour
d’elle et on peut même dire qu’elle fait partie de l’installation. Même
lorsque, dans le final, elle la surplombe depuis son escabeau, elle ne
cesse de toujours y appartenir: parce que jamais elle ne juge, refusant
d'embrasser le rôle du critique (d'art) mais se portant naturellement à être
l'auxiliaire de la volonté de vivre de ses congénères, ces inconnus tombés en
panne et qu'elle salue à l'initiale de la pièce, comme s'ils étaient ses
frères.
01 avril 2015, théâtre de Champ-Fleuri, saint Denis, La Réunion.
Mais c'était drôle quand même... :)
RépondreSupprimer